Le Critérium du Dauphiné, épreuve de préparation de référence pour le Tour de France, se dispute pour la soixante-dixième fois cette semaine. La course a été créée en 1947 sous le nom de Critérium du Dauphiné Libéré par le journal éponyme, avant d’être rachetée par ASO en 2010 et d’adopter son nom actuel. En 1984, le « Dauphiné Libéré » fut le théâtre d’une lutte surprenante entre un Bernard Hinault en quête de confiance et une équipe d’amateurs colombiens, jusque là inconnus. Après une première partie hier, le Dérailleur vous offre la suite et la fin de cette rétrospective consacrée à une édition historique.
La deuxième partie de cette rétrospective sur le Critérium du Dauphiné Libéré 1984 reprend le fil de l’histoire à deux journées du terme de l’épreuve. Il reste alors une grande étape de montagne, avec arrivée dans le Vercors, et deux demi-étapes composées d’une course en ligne, sur un parcours relativement plat, et d’un contre-la-montre de 32 kilomètres. Le Colombien « Pacho » Rodríguez semble avoir fait le plus dur ; mais Hinault, deuxième au général, a montré la veille qu’il était revenu à un très haut niveau et ne s’avoue pas vaincu. De plus, Rodríguez n’a plus que trois équipiers.
Classement général avant la 7e étape :
1. Francisco « Pacho » Rodríguez
2. Bernard Hinault, à 3’52’’
3. Martín Ramírez, à 4’12’’
3 juin, 7e étape, Fontanil – Col du Rousset (178 km), par les cols de la Morte (1368 m), de Malissol (1153 m), de la Menée (1402 m) et du Rousset (1255 m) où est jugée l’arrivée
Sous la pluie, le froid et avec quatre cols à franchir, cette étape de 178 kilomètres réunit tous les éléments pour rentrer dans la légende. Bernard Hinault veut tout faire exploser et attaque dès le signal du starter ! Son équipier Leleu, ainsi que Clère, Dall’Armelina, Corre et Rossel sautent dans sa roue et le relaient immédiatement. Très vite, Hinault se détache seul en tête dans le col de la Morte et se lance dans un raid invraisemblable. Derrière, personne n’assume la responsabilité de la poursuite, si bien que l’écart est déjà de 1 min 40 s au km 7 ! Pire encore, le leader de la course « Pacho » Rodríguez a les deux genoux en compote et n’avance plus ! Le Colombien supportait en silence cette douleur depuis deux jours, mais celle-ci s’est intensifiée dans la matinée, accentuée par les conditions météorologiques exécrables. Au km 25, Rodríguez, qui comptait déjà 12 minutes de retard sur Hinault, abandonne. Le festival colombien est terminé, Hinault va remporter le Dauphiné… Du moins le pense-t-on.

Car Bernard Hinault, prévenu de l’abandon de Rodríguez, ne veut pas se contenter de gagner le Dauphiné. Il veut démontrer au monde entier qu’il est redevenu le grand Hinault, celui qui a gagné quatre Tours de France et qui va essayer d’en gagner un cinquième un mois plus tard. Il passe seul en tête des cols de la Morte et de Malissol. Dans le col de la Menée, son équipier Dominique Arnaud et Dominique Garde, partis en contre-attaque, rejoignent Hinault. Le peloton est à 5 minutes ! L’avance est énorme, mais Hinault ne s’économise pas pour autant, et cela malgré les mises en garde répétées de son équipier Arnaud : « Mais arrête, lève le pied, il y a encore le Rousset à monter ! » Derrière, l’Australien Phil Anderson, également parti en contre, profite de ses excellentes qualités de descendeur pour revenir à 2 min 50 s du groupe Hinault, au pied du col du Rousset. Encore plus loin, le peloton réduit à une vingtaine d’hommes (dont Ramírez) est relégué à 8 min 15 s !
Mais les conditions climatiques s’empirent, le vent balaie les routes, la neige commence à tomber, le ciel est si sombre que les voitures ont allumé leurs phares. Bernard Hinault, transi de froid, va payer très cher son excessive prodigalité dans les 17 kilomètres d’ascension finale. Alors que Phil Anderson rattrape la tête de course et s’en va seul vers un succès de prestige, Hinault est victime d’une terrible défaillance, sûrement la plus terrible de toute sa carrière. Paralysé par le froid, il n’avance plus qu’au ralenti et l’écart fond à la vitesse grand V. Deux de ses doigts perdront d’ailleurs toute sensibilité pendant trois semaines. Des huit minutes d’avance qu’il avait sur le peloton au pied du col du Rousset, il ne reste plus rien dans le dernier kilomètre et il se fait même lâcher ! Ramírez, qui n’avait jamais vu de neige de sa vie, a tenu le choc. Il termine 5e de l’étape à 5 min 15 s d’Anderson, reprend 42 secondes à Hinault, finalement 9e de l’étape, et prend la tête du classement général pour 22 secondes !
Sur cette ligne d’arrivée où la neige continue abondamment de tomber, on apprendra plus tard qu’André Chappuis, qui exerçait pourtant la profession de bûcheron en Savoie avant de devenir cycliste, faillit périr sous la bourrasque. A bout de forces, sentant venir l’évanouissement, Chappuis choisit, dans un dernier élan de lucidité, le côté où il allait s’écrouler : « Je me suis balancé du côté gauche de la route pour éviter le ravin. » Après avoir été inconscient quelques instants, Chappuis a finalement terminé l’étape au courage. En tout, on dénombre vingt abandons, dont celui du Colombien Reynel Montoya. Ainsi, Martín Ramírez ne compte plus qu’un seul équipier : Pablo Wilches !
Une heure après l’arrivée de cette terrible étape, dans une arrière salle de restaurant où il a avalé un chocolat chaud, Bernard Hinault a repris ses esprits et son instinct de guerrier : « Rodríguez a abandonné et c’est maintenant Ramírez qu’il va falloir corriger. Vingt-deux secondes à reprendre sur 32 kilomètres contre la montre, ce ne devrait pas être insurmontable, non ? » Ramírez a d’autant plus de soucis à se faire que la journée du lendemain est également composée, le matin, d’une demi-étape, certes relativement facile, mais où il sera vulnérable aux attaques car il n’a plus qu’un seul équipier. Au moins, Ramírez n’a que Hinault à surveiller, car le troisième, Simon, est à plus de 5 minutes au classement général.
L’ultime duel : Hinault – Ramírez
4 juin, 8e étape, Saint-Paul-Trois-Châteaux – Privas (104 km)
Dans la demi-étape du matin, Hinault et son équipe La Vie Claire entreprennent un travail de harcèlement auprès du leader Ramírez. Hinault ne cesse de l’attaquer et lorsqu’il se rend compte que Ramírez le suit, il n’hésite pas à freiner brusquement pour pousser ce dernier à la chute. Ses équipiers ne sont pas en reste et l’assaillent de coups d’épaule. Hinault, excédé par son adversaire qui se « contente » de le suivre, pète les plombs et commence à insulter en français Ramírez, qui fait mine de ne pas le comprendre. Ramírez racontera que Hinault se serait mis à imiter le mouvement de battements d’ailes d’une poule, avant de franchement déraper en faisant des allusions racistes : « Il a alors commencé à faire référence à la cocaïne et à la drogue, se moquant de mes origines colombiennes. » A cette époque, le sujet était particulièrement sensible car le ministre de la Justice colombienne, Rodrigo Lara Bonilla, qui luttait contre le narcotrafic, avait été assassiné à peine deux mois auparavant.

Martín Ramírez racontera avoir été sous le choc et triste de voir Bernard Hinault se comporter de la sorte avec lui, alors qu’il l’avait toujours admiré au point d’avoir un poster de lui dans sa chambre. Malgré cela, Ramírez résiste à l’assaut. Il a pu compter dans les moments difficiles sur l’aide de son équipier Pablo Wilches, mais aussi sur celle inattendue de ses compatriotes José Patrocinio Jiménez et Edgar Corredor, tous deux passés professionnels dans l’équipe espagnole Teka l’année précédente. Son pécule de 22 secondes d’avance est intact avant le contre-la-montre de l’après-midi.
4 juin, 9e étape, Privas – Vals-les-Bains (contre-la-montre individuel de 32 km), par le col de l’Escrinet (787 m d’altitude) situé au km 12
Vingt-deux secondes, cela doit être une formalité pour Bernard Hinault, et pourtant… Dans le col de l’Escrinet, Ramírez met pleinement à profit ses talents de grimpeur et passe premier au pointage intermédiaire, au sommet du col, avec 11 secondes d’avance sur le deuxième, LeMond, mais surtout 41 secondes sur Hinault qui paye les efforts des jours précédents. Il reste alors 20 kilomètres de course défavorables à Ramírez qui limite la casse comme il peut. Dans cette seconde moitié du parcours, Ramírez ne concède que 36 secondes à Hinault et le repousse donc à cinq secondes à l’arrivée ! Martín Ramírez remporte donc le Critérium du Dauphiné Libéré 1984 pour 27 secondes !
Jours de fête en Colombie
C’est du délire en Colombie où les exploits de Ramírez ont été retransmis en direct par plusieurs chaînes de radio ! Les radioreporters colombiens assurent la retransmission à partir de rallonges téléphoniques branchées chez un particulier ou un restaurant, situé près de l’arrivée, qui a bien voulu prêter sa ligne téléphonique. Et c’est ainsi que sitôt la ligne d’arrivée franchise, un radioreporter colombien tend un combiné téléphonique au héros Martín Ramírez… C’est le président de la Colombie, Belisario Betancur, à l’appareil ! Après les traditionnelles félicitations adressées au champion, Belisario Betancur demande à Ramírez ce qu’il souhaite le plus au moment précis où ils se parlent. Ramírez réplique alors sans même réfléchir : « Je souhaite écouter l’hymne national ! » Et l’hymne national fut joué au téléphone. Le retour au pays des héros est triomphal. Deux millions de personnes se massent à Bogota pour accueillir Martín Ramírez, mais aussi Marcel Patouillard, le directeur de l’épreuve, qui est reçu en Colombie tel un dignitaire.
Pour Bernard Hinault, la pilule est dure à avaler. Certes, il s’est rassuré sur sa forme en vue du Tour de France, mais il n’a pas été récompensé de ses incroyables efforts : « J’ai l’impression d’avoir été le seul à lutter véritablement contre les Colombiens. Ils avaient l’avantage d’arriver de chez eux, donc de bénéficier de l’altitude car ils venaient de plus de 2000 mètres. Dans le Tour, dans trois semaines, ce sera différent. » Les journalistes colombiens assurent néanmoins que leur meilleur élément n’était pas présent sur le Dauphiné et qu’il risque d’en surprendre plus d’un sur le Tour de France… Ce coureur, c’est Luis Herrera.
Après le Dauphiné, le Tour de France
Dès lors, les cyclistes colombiens deviennent le sujet de conversation à la mode. Il suffisait de voir l’agitation dans le hall d’un hôtel où logeaient les Colombiens pour s’en convaincre ! Certains directeurs sportifs européens étaient venus pour faire leurs « emplettes » avant le Tour de France. Rodríguez et Wilches furent ainsi recrutés par l’équipe belge Splendor, tandis que Ramírez fut embauché pour la durée du Tour par l’équipe française Système U. Néanmoins, leur participation à la Grande Boucle se soldera par un échec. Fatigués par leur série de compétitions (Clásico RCN, Tour de Colombie, Dauphiné Libéré) et les différentes festivités à leur honneur, les tout nouveaux professionnels n’ont pas pu correctement se préparer durant le mois de juin. Seul « Pacho » Rodríguez terminera le Tour de France à une anonyme 45e place.
Quant à la sélection de Colombie (l’équipe Varta), elle atteindra pour la première fois la gloire sur ce Tour de France, grâce à sa nouvelle star Luis Herrera. Ce dernier gagnera en solitaire la plus prestigieuse des étapes de montagne, celle de l’Alpe-d’Huez. Entre 1985 et 1988, les exploits colombiens s’enchaineront : quatre étapes du Tour de France, deux maillots à pois, le Tour d’Espagne, la 3e place du Tour de France… Cette génération de Colombiens, surnommée « los escarabajos » (« les scarabées »), a ouvert la voie du succès pour le cyclisme colombien à l’international et fait figure de pionnière pour la génération des Quintana, Urán, Chaves, Henao, Betancur, et même désormais celle des Gaviria, López ou Bernal. Oui vraiment, la victoire de Ramírez dans le Critérium du Dauphiné Libéré 1984 restera à jamais un événement fondateur pour le cyclisme colombien !
Reportage sur les Colombiens lors du Tour de France 1984 © INA
Résultats du Critérium du Dauphiné Libéré 1984
Etapes remportées par : Allan Peiper (AUS / Peugeot) (prologue), Gerard Veldscholten (NED / Panasonic), Benny Van Brabant (BEL / Tönissteiner), Guy Gallopin (FRA / Skil), Francisco Rodríguez (COL / Sélection nationale), Michel Laurent (FRA / Coop), F. Rodríguez, Phil Anderson (AUS / Panasonic), Guy Nulens (BEL / Panasonic), Greg Lemond (USA / Renault).
Classement général final :
1. Martín Ramírez (COL / Sélection nationale), les 1266 km en 35 h 23 min 11 s (35,7 km/h)
2. Bernard Hinault (FRA / La Vie Claire), à 27’’
3. Greg Lemond (USA / Renault), à 5’07’’
4. Pascal Simon (FRA / Peugeot), à 6’33’’
5. Niki Rüttimann (SUI / La Vie Claire), à 10’41’’
6. Stephen Roche (IRL / La Redoute), à 11’59’’
7. Phil Anderson (AUS / Panasonic), à 13’49’’
8. Michel Laurent (FRA / Coop), à 16’36’’
9. Gilles Mas (FRA / Skil), à 16’59’’
10. Dominique Garde (FRA / Peugeot), à 18’19’’
Photo de couverture: Ramírez en discussion avec le président de la Colombie. © Le Dauphiné Libéré