Dernier volet de notre rétro consacré à la Vuelta 1995, avec la dernière semaine de course. Elle aura ressemblé à une véritable marche triomphale pour Laurent Jalabert, à la conquête de son premier Grand Tour, véritable couronnement d’une saison exceptionnelle.

Prophète en son pays

Comme un signe prémonitoire, le parcours de la Vuelta s’offre un détour en France, terre du leader de l’épreuve et sur des pentes qui ont fait la légende du Tour de France. Au lendemain de l’entrée dans les Pyrénées, en haut de Plat de Beret où Alex Zülle s’offre un joli lot de consolation, la Vuelta fait son entrée sur le territoire tricolore, pour une étape en direction de Luz-Ardiden qui avait déjà accueilli la Vuelta en 1992 (victoire de Cubiño). Du berceau de la Garonne, à la station voisine du Cirque de Gavarnie, la course propose les ascensions d’Aspin et du Tourmalet avant la montée finale que l’on nomme parfois, l’Alpe d’Huez des Pyrénées, en raison de ses nombreux lacets.

Un parcours qui inspira Richard Virenque qui, un an auparavant avait construit sa première victoire sur le Tour, sur le mêmes pentes. Le varois ayant fait une croix sur le podium, il multiplie les attaques sur la montée du Tourmalet qu’il franchira en tête. A chacune de ses tentatives, Jalabert revient lui-même sur le leader des Lotus (à cette époque –là, la marque Festina s’effaçait au profit de Lotus, autre marque de montres, sur les terres ibériques), preuve que Jalabert est devenu le patron :

« J’ai dit à Richard qu’on ne laisserait pas partir de loin et que si il voulait gagner, il fallait qu’il concentre ses efforts dans la dernière montée »

Richard Virenque, combatif comme toujours, rend les armes à l'armée jaune (Photo: Presse-Sports)
Richard Virenque, combatif comme toujours, rend les armes à l’armée jaune (Photo: Presse-Sports)

Cabochard, Virenque n’en fait qu’à sa tête et Jalabert ne se prive pas de le ramener à la raison. A 800 m de l’arrivée à Luz, Virenque est pris en tenaille entre Jalabert et son équipier Bruyneel. Le belge, habilement, ferme la porte au varois et Jalabert peut produire son attaque. En leader impérial, Jaja n’allait pas laisser passer l’occasion de gagner une étape en France, où qui plus est, ses parents avaient fait le déplacement. Comme à Mende sur le dernier Tour de France, Georges et Arlette ont fait le voyage sur la course et Laurent Jalabert pouvait offrir le bouquet du vainqueur à sa maman. Il faut dire que celle-ci a le choix au niveau des fleurs, le podium protocolaire ressemble à un défilé où Jalabert est mannequin vedette. L’Amarillo de leader, le fuschia du classement par points et le blanc du meilleur grimpeur, les trois maillots principaux sont propriétés du mazamétain. De quoi en cueillir des bouquets de fleurs.

Une marche triomphale à la capitale

Le temps d’assister aux victoires de Saitov à Sabinanigo, de Baffi à Catalyud et d’Olano, contre-la-montre à Alcala de Henares (aux portes de l’usine Fiat, un des principaux commanditaires de la Vuelta), Laurent Jalabert vient obtenir à Madrid, son sceptre de grand coureur cycliste, en gagnant cette Vuelta. Si il se tient loin du troisième déboulé victorieux de Marcel Wust, c’est pour mieux savourer cette victoire en défilant aux-côtés de ses équipiers de la Once, tous transportés par plus de 15 000 aveugles, portant fièrement le maillot jaune orné d’un homme à la canne blanche (la Once étant une loterie nationale, dont les billets sont vendus au profit des déficients visuels), ce qui ne laisse pas indifférent le vainqueur final de l’épreuve :

« J’ai conscience que des milliers d’aveugles s’identifient à nous, vivent à travers nous. Sur cette Vuelta, les délégations régionales venaient régulièrement nous rendre visite pour nous le rappeler et 10 000 aveugles au moins, se sont rendus à Madrid pour fêter mon maillot. Parfois, il suffit que je pense à tout ces gens pour trouver un regain de motivation. »

Une victoire partagée en équipe, en franchissant la ligne d'arrivée à Madrid (Photo: Presse-Sports)
Une victoire partagée en équipe, en franchissant la ligne d’arrivée à Madrid (Photo: Presse-Sports)

Vainqueur de la Vuelta, Jalabert ne peut échapper aux espoirs et aux questions des journalistes français au sujet d’une victoire sur le Tour. Il faut dire qu’un véritable engouement s’est noué autour de cette victoire de Jalabert, la télévision publique a cassé son antenne et, pour la dernière étape, a mis en place un dispositif spécial pour couvrir la dernière étape depuis Madrid. Mais Jalabert, en champion très souvent humble, ne préfère pas s’emballer quant à une victoire sur le Tour. Même si au détour d’une question de Gilles Comte pour Vélo Magazine, il confie :

« Je ne dirai jamais : « Je vais gagner le Tour. » Mais quand je me compare aux coureurs de ma génération, je me dis que j’ai le droit d’y songer. Je suis confiant en pensant à l’avenir. »

Un rêve que des millions de français, se mettent à partager, dix ans après la dernière victoire de Bernard Hinault sur le Tour.

Roue libre : 20 ans après, que reste-t-il de cette victoire ?

Pour clôturer ce dernier épisode sur la Vuelta 1995, difficile de ne pas évoquer le cas Laurent Jalabert. Ah…Laurent Jalabert…Pour moi, difficile d’être totalement objectif. Pourquoi ? Parce que « Jaja » fut mon idole de jeunesse, coureur que je poussais du début à la fin de la saison et même sur le Tour, où pourtant les résultats étaient en deçà des espérances du public français. Là où la Virenquemania sévissait, je préférais noter le fait que Jaja étant là de février à octobre.

Difficile évidemment d’occulter que son palmarès s’est construit aux heures les plus noires de notre sport. Le rapport sénatorial de 2013, sur la lutte anti-dopage, est même là pour remettre l’église au cœur du village. Les urines de mon héros avaient le goût, sur le Tour 98, de cette hormone aux trois lettres qui ont fait voler en éclat les exploits qu’adolescent, j’avais portés aux nues. Je pourrai (devrais ?) en vouloir à Jalabert, mais voilà, quand l’affection vient s’en mêler, on en devient terriblement plus indulgent. J’aurais aimé en 2013 qu’il nous dise « Oui, j’ai consommé de l’Epo, comme la totalité, ou presque, du peloton à l’époque » plutôt que d’entendre « J’ai été coureur cycliste dans les années 90 », phrase qui ouvre la boîte de pandore en matière d’interprétation.

Mais c’est oublier que lors de la sortie du rapport sénatorial, seul son nom a été cité, juste avant le Tour 2013 (Ceux des autres coureurs le furent après la Grande Boucle). C’est aussi oublier que la famille des médias, l’a brusquement lâché, comme France Télévisions qui, par devoir de réserve, l’écarta de l’antenne jusqu’au début de saison 2014. Pas beaucoup de monde d’ailleurs, dans la « famille » France Télévisions, à prit la peine de décrocher son téléphone pour prendre de ses nouvelles ou le soutenir dans ces moments-là. Seuls les anciens comme Paulo la Science ou Gérard Holtz, semble-t-il, le firent de façon amicale, bien avant son retour à l’antenne. La peur de tout perdre a peut-être frappé à sa porte et a fini par nouer son estomac et comme souvent dans ces cas-là, l’être humain a du mal à avouer l’ensemble de ses pêchés.

Tant pis après tout, parce que cet homme-là est toujours resté humble, parce que mine de rien, il a du affronter des tas de d’avatars dans sa vie de coureur pro (Amstel 92, Armentières 94 ou un accident domestique en 2001) et même durant sa retraite (son terrible accident en mars 2013), je resterai finalement indulgent avec lui. Je grincerai toujours des dents quand on catalogue ce coureur du « sprinteur, devenu subitement grimpeur ». Jalabert, bien avant la Once, était à l’aise sur des terrains vallonnés (2ème d’un Paris-Nice où le Faron et le col d’Eze étaient les juges de paix) et sur le Tour de France, il n’a jamais « tapé » un Abdoujaparov, un Cipollini, héros des emballages massifs de l’époque. Et puis, dites? Est-ce que je viens en embêter d’autres qui défendent bec et ongle Marco Pantani ? Assurément non, parce que là aussi l’homme avait ce quelque chose qui touche chaque être humain. Ce quelque chose qui accompagnera toujours l’image de « mon Jaja ».

Les propos de Laurent Jalabert sont extraits du Livre d’or du cyclisme 1995 (Jean-Luc Gatellier – Editions Solar) et du numéro 314 (Octobre 1995) de Vélo Magazine