Le Critérium du Dauphiné, épreuve de préparation de référence pour le Tour de France, se dispute pour la soixante-dixième fois cette semaine. La course a été créée en 1947 sous le nom de Critérium du Dauphiné Libéré par le journal éponyme, avant d’être rachetée par ASO en 2010 et d’adopter son nom actuel. En 1984, le «  Dauphiné Libéré » fut le théâtre d’une lutte surprenante entre un Bernard Hinault en quête de confiance et une équipe d’amateurs colombiens, jusque là inconnus. Le Dérailleur vous propose de (re)découvrir cette histoire ce week-end à travers deux articles, dont voici ce soir la première partie.  

La Colombie débarque sur le devant de la scène

Les années 80 marquent les grands débuts de la mondialisation du cyclisme. Le Tour de l’Avenir, considéré comme le Tour de France amateur, est un terrain d’expérimentation accueillant des sélections nationales venues du monde entier. En 1980, la Colombie décide d’y envoyer une équipe (elle avait déjà participé une fois au Tour de l’Avenir en 1973). L’entreprise s’avère être une réussite totale. Alfonso Flórez gagne le Tour en contenant les assauts soviétiques, notamment ceux de la vedette amateur, Sergueï Soukhoroutchenkov, tout juste champion olympique ! Le cyclisme colombien et ses petits grimpeurs ont alors pris date avec le professionnalisme.

En 1983, le Tour de France adopte la formule « open » permettant aux équipes amateurs de prendre part à la fête de juillet. Alors que les organisateurs espèrent la venue des Soviétiques et des sélections du bloc de l’Est, c’est finalement la Colombie qui répond présent. Les fédérations du bloc de l’Est se sont en effet abstenues de participer à la Grande Boucle pour des raisons politiques. En dépit de fortes attentes, les Colombiens ne doivent se contenter que de quelques coups d’éclat, notamment ceux de José Patrocinio Jiménez, deuxième du Grand Prix de la montagne. Les étapes de plaine – menées à des allures infernales –, et la durée de l’épreuve – trois semaines –, leur ont été fatales.

Leur potentiel en montagne est indéniable, mais un temps d’adaptation aux courses européennes s’impose pour les cyclistes amateurs colombiens. De cette première venue, les suiveurs retiennent finalement le folklore des journalistes colombiens qui, par leur exubérance, assurent le spectacle et apportent un vent de fraîcheur sur le Tour de France. Néanmoins, ce comportement a des effets pervers car, ajouté à la performance mitigée de ses coureurs, le cyclisme colombien n’est alors pas pris au sérieux par une grande partie du peloton européen.

L’équipe La Gran Vía se lance à l’aventure

Fin mai 1984, l’équipe colombienne Leche La Gran Vía envoie une équipe sur le Critérium du Dauphiné Libéré qui se court, comme le Tour de France, sous la formule « open ». Durant le mois précédent le « Dauphiné », La Gran Vía a nettement dominé la Clásico RCN et le Tour de Colombie, les deux épreuves majeures du calendrier colombien, mais elle s’est fait damer le pion par le jeune Luis Herrera (alors quasi inconnu en Europe), qui a remporté les deux compétitions. Herrera est membre de l’équipe Varta, sorte de « club Colombie » pour le Tour de France ; en effet, la sélection colombienne amateur du Tour de France 1983 et 84 est exclusivement issue de cette équipe, dont le sponsor Varta est partenaire de la fédération colombienne de cyclisme. C’est cette équipe là qui devait initialement se rendre au Critérium du Dauphiné Libéré, en vue de préparer le Tour de France ; mais épuisée par sa campagne de courses nationales, elle a préféré donner son invitation à La Gran Vía, et préparer tranquillement le Tour de France dans les Alpes au même moment.

La Gran Vía n’a donc eu que quelques jours pour préparer cette expédition en Europe, qui a tout l’air d’une aventure. Alors que les équipes européennes alignent neuf coureurs, l’équipe colombienne se contente d’en envoyer six, c’est-à-dire le minimum requis : Armando Aristizábal (28 ans), Alirio Chizabas (22), Reynel Montoya (24), Martín Ramírez (23), Francisco « Pacho » Rodríguez (23) et Pablo Wilches (28), le tout encadré par leur directeur sportif Marcos Rabelo. De plus, ayant convenu avec des fournisseurs français de se faire livrer en matériel et équipement une fois sur place, La Gran Vía n’a transporté ni vélo, ni maillot. Or les vélos ont été reçus au dernier moment et n’étaient pas, dans certains cas, aux bonnes dimensions. De même, les maillots, aux couleurs violette et rouge, ont été achetés dans un magasin de sport, et ne sont, en rien, représentatifs de la marque ou du pays.

Le Critérium du Dauphiné Libéré 1984
28 mai au 4 juin

Le « Dauphiné Libéré » 84 est avant tout présenté comme un test grandeur nature pour Bernard Hinault en vue du Tour de France. Le Breton revient d’une opération au genou en août 1983 au sein de la nouvelle équipe La Vie Claire, dirigée par Bernard Tapie. Auteur d’un début de saison en demi-teinte, le Blaireau, qui vient seulement de renouer avec le succès dans les Quatre Jours de Dunkerque, est en quête de confiance. Ses principaux rivaux sont a priori : LeMond, Simon, Millar, Anderson, Roche, Winnen et Dietzen. Laurent Fignon, son futur adversaire sur le Tour de France, court en ce moment le Tour d’Italie (qu’il perdra dans des circonstances controversées face à Francesco Moser) et n’est donc pas présent. Quant aux grimpeurs de La Gran Vía, que l’on présente comme la sélection de Colombie, les Européens ne savent pas quoi en penser. On suppose néanmoins que le parcours très montagneux devrait leur permettre de se mettre en valeur (un prologue, quatre étapes moyennement vallonnées, deux étapes de moyenne montagne, deux étapes de haute montagne, et un contre-la-montre de 32 kilomètres le dernier jour).

Après trois jours de course, alors que les choses sérieuses n’ont même pas encore commencé (un prologue, deux demi-étapes et une étape relativement faciles), la Colombie doit déjà faire face à un premier abandon. Alirio Chizabas, petit par la taille, n’a jamais pu s’accommoder de son vélo, trop grand pour lui. Victime d’une tendinite au genou, Chizabas renonce. Ils ne sont donc déjà plus que cinq Colombiens.

La montagne se profile, le festival colombien débute

31 mai, 4e étape, Mâcon – Saint-Julien-en-Genevois (223 km), par le mont Salève (1379 m d’altitude) situé à 2,5 km de l’arrivée

Le lendemain, la montagne se profile, le festival colombien peut alors commencer… Au pied du mont Salève, Radio-Critérium crépite : « Attaque du 101, suivi du 102, du 103, puis du 108… Le 101 insiste… » Les suiveurs vont très vite s’habituer à entendre les numéros de dossards des Colombiens ! Au bout d’un kilomètre et demi d’ascension, tous les Colombiens sont en tête. Au sommet du Salève, « Pacho » Rodríguez, Wilches, Montoya et Ramírez passent en tête dans cet ordre. Peu à l’aise dans la descente, ces trois derniers sont rejoints mais pas Rodríguez qui rallie l’arrivée à St-Julien-en-Genevois en vainqueur avec 35 secondes d’avance sur le groupe Simon-Roche-Millar ; Hinault, en difficulté, concède déjà 1 min 36 s.

Rodríguez amorce le festival colombien à Saint-Julien-en-Genevois. © Le Dauphiné Libéré

1e juin, 5e étape, Saint-Julien-en-Genevois – Chambéry (192 km), par le mont Revard (1537 m) à une vingtaine de kilomètres de l’arrivée

Rebelote dans la 5e étape, Rodríguez et Wilches laissent tout le monde sur place à Aix-les-Bains et passent au sommet du mont Revard avec 1 min 20 s d’avance sur le groupe des favoris, emmené par Bernard Hinault qui s’est ressaisi. Malheureusement, à l’entrée de Chambéry, alors que le duo colombien possédait encore 40 secondes d’avance et que l’étape ne semblait plus pouvoir leur échapper, un membre du service d’ordre leur indique une mauvaise direction. Le temps de faire demi-tour, le groupe Hinault-Roche-Laurent les rejoint, et au sprint, Michel Laurent s’impose. Néanmoins, Pacho Rodríguez se pare du maillot jaune à bande bleue en guise de consolation. La Colombie fait alors main basse sur la course en plaçant quatre hommes parmi les huit premiers du classement général. « Il va falloir qu’on s’occupe vraiment de leur cas », déclare Bernard Hinault. L’honneur des professionnels est en jeu…

A l’entrée de Chambéry, les favoris sont malencontreusement regroupés.
© Le Dauphiné Libéré

Classement général après la 5e étape (en gras, les Colombiens) :
1. Rodríguez
2. Roche, à 45’’
3. Gallopin, à 1’04’’
4. Ramírez, à 1’05’’
5. Wilches, à 1’15’’
6. Laurent, à 1’51’’
7. Hinault, à 2’02’’
8. Montoya, à 3’49’’
9. Simon, à 3’55’’

Le Blaireau se rebiffe

2 juin, 6e étape, Chambéry – Fontanil (157 km), par les cols du Granier (1134 m), du Cucheron (1139 m), du Coq (1434 m), de Porte (1326 m) et de la Charmette (1261 m) situé à 10 km de l’arrivée

Les cyclistes du « Dauphiné Libéré » abordent désormais la grande étape de la Chartreuse. Pascal Simon, qui avait publiquement douté d’un retour au plus haut niveau d’Hinault et qui a perdu du temps la veille, est revanchard et lance les hostilités dès la première difficulté, le col du Granier. La réponse de Hinault est immédiate. Le Blaireau va opérer à lui tout seul la grande lessive en accélérant dans tous les cols de la journée, où il passera en tête à chaque fois. Au pied du col de la Charmette, dernière ascension du jour, Hinault n’est plus accompagné que de LeMond, Simon, Mas et de trois Colombiens – Rodríguez, Wilches et Ramírez. Hinault est en mode rouleau compresseur et bientôt, seul Rodríguez parviendra à le suivre.

Hinault commence alors à s’énerver après ce Colombien qui reste encore et toujours dans sa roue : « Petit salaud ! Tu ne mènes pas, mais tu vas me flinguer ! » Et c’est en effet ce qu’il se passe, Rodríguez attaque sur la fin de l’ascension et file dans la descente vers la victoire à Fontanil, avec 1 min 34 s d’avance sur Hinault, et 2 min 35 s sur LeMond et Ramírez. Au classement général, Rodríguez semble désormais inabordable avec 3 min 52 s d’avance sur Hinault, et 4 min 12 s sur Ramírez. Mais attention car le Blaireau, de retour en forme, est furieux et ne s’avoue sûrement pas vaincu. De plus, la sélection colombienne est désormais réduite à quatre éléments, après l’abandon d’Armando Aristizábal pour des raisons de santé.

Photo de couverture : Dans le col de la Charmette, Hinault est aux prises avec Rodríguez (en jaune), Ramírez (avec le maillot du classement combiné) et LeMond (masqué).

A suivre